[ a brutally soft woman ]

1. Le plus douloureux, dans tout ça, c’était l’éloignement de Theodore. Ils avaient été si proches autrefois. Ils étaient inséparables. Fût un temps, leur relation était telle que les mots n’étaient pas utiles. Leurs esprits en communion se satisfaisaient d’un regard pour tout communication. Une même âme séparée dans deux corps.
Ils étaient si soudés, des regards complices, des sourires en coin, des secrets bien gardés et des mensonges qu’ils emportaient dans la tombe. Puis, leurs oeillades s’étaient fait plus rares, leurs sourires plus froids, et le murmure de leurs cachotteries de couloir, subitement, s’était tu. Tout avait basculé.
Quand était-ce arrivé ? Quand Theodore avait passé le rituel et n’avait éveillé aucune once de magie en lui ? Quand il avait compris certaines choses ? Qu’il n'était qu’un humain ? Quand il avait été soudainement mis à l’écart par son clan, sa propre famille et Tori, sa soeur ? Il devint aux yeux de tous l’anomalie connue de tous. La honte. Le mal-toléré. Tori observa le dédain ambiant jaillir à la surface, un dédain dont elle s’était volontairement rendue aveugle au début, simple déni. C’était son frère, après tout. Son petit-frère. Elle observa les attitudes changer sous ses yeux. Ah ! Ce chiffon sale ! Quoi, un humain chez les Bennett, comment est-ce possible ? Tori aurait pu en hurler, céder à ses instincts les plus violents, mais on l’avait éduqué à être sage et impassible en toutes circonstances. Même au milieu des chuchotements médisants, même sous une pluie de regards scrutateurs. Même lorsque Theodore s’effaçait un peu plus, jour après jour.

2. En observant la partie du dortoir qui était dévolue à son frère, Tori se retrouva envahie par une bouffée de souvenirs. Tori, toute petite, rangeant les jouets après que Theodore les eût laissé trainer. Peut-être était-ce pour ça, qu’elle le rejetait. A cause du bazar immense qu’il provoquait dans sa tête inconsciemment. A cause du désordre qu’il semait sur son passage. Dans sa propre vie et dans celle de tous les autres. Peut-être que l’explication était là. Tandis qu’elle observait le lit de son frère, sa table de nuit, ses chaussures formant une ligne droite sous la fenêtre, Tori laissa les souvenirs l'étouffer. Elle avait envie de pleurer. "Qu’est-ce que tu veux ?" Elle reprit ses esprits, réalisa qu’elle se trouvait toujours dans l'entrebâillement de la porte du dortoir des garçons. Theodore se tenait près de son lit. Il la regardait, d’un regard étrange. Un regard qu’il n’avait jamais posé sur elle. Car ce n’était ni un regard dur, ni un regard mauvais, ni un regard glacé. C’était un regard d’une suprême indifférence. Un regard débordant d’ennui, de las mépris. Un regard qui illustrait si le bien le fossé qui s’était creusé entre eux en si peu de temps. Et cette distance métaphorique effraya tant bien Tori qu’elle demeura ou elle était, sans bouger d’un cheveu, laissant plusieurs mètres entre elle et son frère. "Tori ? Tu veux quoi ?" insista Theodore, puisqu’elle ne répondait pas. Elle ouvrit la bouche. Mais pour répondre quoi ? Toute parole lui semblait inutile, perdue dans l’océan de son désintérêt. "Rien, je …" Elle se racla inutilement la gorge. Ses yeux la brûlaient de toutes les larmes qu’elle retenait. "Je voulais juste savoir comment ça allait. On n’a pas trop eu l'occasion de se parler depuis…" Depuis le rituel, aurait-elle voulu dire. "Depuis la reprise des cours," dit-elle à la place. Il garda le silence un instant. Assez longtemps pour faire sentir à Tori qu’il lui accordait une immense faveur en acceptant de lui répondre. "Ça va très bien. Merci de t’en inquiéter." Et il ne lui retourna pas la question, continuant de la dévisager avec cette lueur dans les yeux qui donnait à Tori l’envie de s’enfuir et de ne plus jamais revenir. L’envie de disparaître. L’envie de tout oublier. "Tu voulais autre chose ?" Elle crut entendre un tremblement dans sa voix. "Non, je…" Sa pitoyable phrase demeura en suspens, indéfiniment. "Si tu as terminé, j’aimerai bien aller prendre une douche." Elle hocha la tête, mais oublia de partir. Parce que son esprit était déjà loin. Parti se réfugier dans des souvenirs heureux et lointains. "Tori ? Tu peux t’en aller, s’il te plaît ? Je vais me déshabiller, là." "Oh… oh, bien sûr ! Je m’en vais." Le regard fuyant, elle tourna les talons et sortit du dortoir. Il était si loin, le temps où tout allait bien. Si loin.